Un ciel sombre pour un sombre jour. Le firmament avait revêtu ses habits de deuil mais leur teinte ne pouvait rivaliser avec la noirceur dont s’étaient drapés mon coeur, mon esprit, mon âme. « Il faut que tu fasses attention dehors Thalia, tu vas finir par te faire tuer. » Mon regard se détourna de la fenêtre et vint se poser sur le visage du médecin qui finissait de désinfecter mes toutes dernières blessures de guerre. Quelques excoriations à la face et sur le membre supérieur droit, à peine. J’avais été imprudente lors de ma sortie à l’extérieur ce jour. Cette troupe de rôdeurs à l’entrée de la ville, nous aurions pu la contourner. Un seul instant avait néanmoins suffi, j’avais laissé la colère prendre le dessus. J’avais ouvert les yeux quelques minutes plus tard, étalée sur le sol au milieu d’un cimetière de zombies aux crânes massacrés, aux viscères évidés, aux membres éparpillés. Des ténèbres qui s’étaient répandues en moi avait jailli un torrent rouge, rouge comme la haine, rouge comme l’indignation, rouge comme le sang de Pratt. Je remis ma chemise par dessus mon débardeur, descendis de la table d’examen et attrapai mon sac à dos. « J’ai plutôt l’impression que c’est à l’intérieur de ces murs que ma vie est en danger ces derniers temps. » Je m’étais exprimée d'un ton lapidaire avant de disparaître dans le couloir.

Je poussai la porte de l’hôpital de fortune. Le vent vint soulever mes cheveux et brûler les écorchures qui striaient ma tempe. Derrière les nuages, le soleil se couchait. Les nuances pastel du crépuscule se distinguaient à peine de la grisaille. Mes traits étaient tirés, mon regard presque absent. Tout semblait terriblement irréel. Je le connaissais à peine, ce type. Je me rappelais de son sourire ravageur et de son fessier rebondi. J’étais stupide. J’étais stupide, aveugle et lâche. J’avais conscience des règles de ce fichu camp avant même d’y entrer. En franchissant le seuil de Lafayette, j’avais accepté de participer à cette société archaïque basée sur la peur où les exécutions arbitraires faisaient partie des moeurs. Je m’étais tue. Depuis le premier jour, je n’avais cessé de me taire. Le silence est parfois la plus précieuse des cautions et je leur avais servi la mienne sur un plateau d’argent. Peu importe les bonnes intentions, les dilemmes qui animent les esprits, la révolte qui germe dans les consciences; in fine seuls les actes comptent. Poursuivre sur la voie de la neutralité était une faute, une faute morale. J’avais besoin que la nuit me porte conseil. Je me mis en marche vers mon domicile, croisant çà et là les regards fuyants des autres habitants de la ville. Tous ou presque semblaient en proie à leurs conflits internes, meurtris par la honte, la colère ou la peur. Oui, le camp de Lafayette était dirigé par des assassins. Avant de confisquer à Pratt sa vie, ils avaient tué la Justice. Nous en prenions désormais la pleine mesure, la réalité ayant un goût bien plus amer que la théorie.

Mon regard presque embué s’était perdu entre les branches tortueuses des cyprès avant de se poser sur lui. Il m’avait fallu quelques secondes pour remarquer qu’il me fixait mais pas une de plus pour le reconnaître. Fletcher. Pendant mes longs jours de convalescence, j’avais passé des heures assise sous le soleil à observer, analyser, extrapoler. Sans que je puisse en verbaliser précisément les raisons, ce milicien avait su attirer mon attention. L’énergie impalpable qu’il dégageait m’avait immédiatement intriguée. Nous avions eu l’occasion d’interagir à quelques reprises, notamment depuis que je sortais en mission et que j’étais devenue abonnée aux contrôles. Il suscitait en moi le désir de jouer la carte de l’insolence, de frôler les limites, de danser sur le fil de la provocation. Je ne savais guère s’il s’agissait uniquement de curiosité sociale ou si sa personne faisait en moi écho à quelque chose ou à quelqu’un mais je ressentais l’étrange volonté de  le pousser dans ses retranchements pour, peut-être, démasquer l’élément qui m’empêchait de le cerner.  

En ce jour sinistre, tout était différent. Pratt était mort la veille, l’heure n’était pas au jeu. C’est avec dégoût, exaspération et lassitude que je vis le milicien s’approcher et m’interpeller. J’étais à bout. Je venais tout juste d’endurer l’épreuve de la décontamination et j’allais devoir subir une nouvelle intrusion dans mon intimité.  Dans le contexte actuel, cette perspective m’était intolérable. Je relevai le menton vers Fletcher et tentai de doser le mépris qui avait envahi mon regard. « Aujourd’hui ? Sérieusement ? » Aujourd’hui, plus que jamais. Les miliciens semblaient réfractaires à tout dialogue, à tout relâchement, à tout compromis susceptible d’apaiser les tensions. Ils n’avaient guère le choix; s’ils souhaitaient garder le contrôle dans ces conditions, il fallait qu’ils durcissent le ton, qu’ils fassent démonstration de leur force, de leur puissance, de leur autorité afin de susciter la peur, l’obéissance, la soumission. Je sentais la rage bouillonner en moi. Elle se heurtait avec violence aux parois de mon esprit, cherchant désespérément la moindre issue pour s’extérioriser et venir se déverser sur celui qui me faisait face et qui représentait à l’instant présent ce que j’abhorrais le plus dans ce foutu camp, peut-être même dans ce foutu monde. J’avais envie d’être impulsive, irrationnelle et stupide. J’avais envie d’exploser, quitte à finir en martyre.  

Je pris une profonde inspiration. Il fallait que je garde le contrôle, que je masque mes affects. Les stigmates de la tempête d’émotions qui se déchaînait en moi représentaient un signe de faiblesse, il me fallait les effacer de mon visage. J’esquissai un discret sourire dédaigneux tout en ôtant mon sac à dos. Il était tout à fait vain de refuser le contrôle, atterrir immédiatement en prison n’avait aucun intérêt. De toutes les manières, mon sac ne contenait rien de répréhensible. Il renfermait majoritairement des biens de première nécessité. Quant à mes effets personnels, ils se limitaient à un carnet aux pages noircies et à ce talisman orné de gemmes hérité de ma grand-mère, dernier souvenir de ma famille. La seule particularité de son contenu était qu’il n’avait guère évolué depuis l'époque où je survivais en solitaire. Je me refusais à laisser le moindre objet dans ma chambre et, chaque matin, je préparais mes affaires comme si je m’apprêtais à reprendre la route pour de bon. Je lâchai la bretelle de mon sac qui vint heurter le sol dans un bruit sourd. « Vous n’avez vraiment aucune décence. » S’il tenait tant à le fouiller, il n’avait qu’à se baisser.