Port Fourchon
Sur la petite route qui raccordait la Grand-Isle du continent circulait un unique véhicule, un pick-up quelconque, conçu et choisi par les survivants à son bord non pour son esthétique mais bel et bien pour son côté pratique et sa facilité de démarrage. Les trois personnes à son bord formaient d’ailleurs un groupe étrangement disparate et pour cause, sans les circonstances, ils ne se seraient probablement jamais rencontrés.
L’aîné du groupe et seul homme du trio, Ramon Sanchez, était âgé de 53 ans et exerçait autrefois le métier de pêcheur près des côtes de Floride. Abby Colquitt, une femme de 37 ans originaire du Tennessee, était une mère de famille et travaillait dans un drive-in dans une petite ville non loin de Miami. Et enfin Meera Sahni, la benjamine du groupe, était une jeune indienne de 29 ans ingénieure à la NASA sur le site de Langley en Virginie. Rien en effet ne semblait les rapprocher, que ce soit par leur vécu ou leur caractère respectif et pourtant ils avaient survécu ces derniers mois ensemble et avaient réussi à traverser de terribles épreuves uniquement parce qu’ils avaient été là les uns pour les autres.
Le paysage qui défilait sous leurs yeux était étrange, si calme et si plat mais également si violenté, de ceux qui semblaient avoir connu désastres et calamités avant même l’heure de l’apocalypse. Les survivants à bord du vieux van qui ronflait en traçant sur la route déserte avaient laissé quelques instants leurs conversations de côté pour observer ce triste pays que leur semblait être la Louisiane. Les marécages herbeux qui se trouvait de bord et autre de la route abritaient des bandes de pélicans gracieux, des hérons et des aigrettes ainsi que des petites colonies d'oiseaux de couleur rose avec une tache rouge dont la jeune femme aurait été incapable de donner un nom, qui pêchaient tranquillement, se souciant eux bien peu de la fin du monde.
L'air ambiant était chaud et humide,
comme un cadavre au soleil, se dit Meera. Étouffant, insupportable, ce mélange de graisse de moteur, de sel, d’essence et de pétrole la prit à la gorge à la gorge à l’instant où le véhicule entra dans le port. À l’entrée des quais, ils furent accueillis par les grues abandonnées qui semblaient postées là en vigiles, imperturbables et silencieuses sous le soleil de plomb. L’endroit désert qui s’étendait à présent devant eux n’avait rien d’un port de plaisance ; si les bayous qu’ils avaient du passer en arrivant avaient quelque chose de lugubre, ils paraissaient étrangement accueillants à côté du sinistre endroit qui s’étalait devant eux.
Le port disposait d’une infrastructure importante qui en avait fait un des principaux terminaux pétroliers fut un temps mais désormais tous ces équipements ne servaient plus à grand-chose. Carcasses de bateaux jonchant les quais, paquebots et cargos laissés silencieux contre les amarres, vitres cassées, bâtiments délabrés, grandes structures de métal rouillées, constructions en acier, stères de bois, stocks de voitures, coques, filets, mats, tuyaux, hangars noirs, allongés et plats… Si les docks étaient encombrés de containers de toutes les couleurs, il semblait seules les teintes de rouille et d’acier dominaient dans cet amas de ferraille laissé à l’abandon.
Pourtant, malgré sa sinistre apparence, Port Fourchon avec ses importants bâtiments de stockage et ses générateurs de secours aurait sans doute offert une retraite idéale, une véritable place forte dans ce monde où la mort guettait de partout. Si seulement l’air et le sol n’avaient pas été aussi viciés. Et la qualité de l’eau n’était guère meilleure puisqu’en arrivant ils avaient pu nettement remarquer les énormes flaques noirâtres qui se déversaient du port jusque dans la baie. S’il y avait du déjà y avoir quelques accidents par le passé, il semblait évident que l’absence de maintenance régulière avait du engendrer plus d’une fuite dans les puits de pétrole.
Heureusement, ils n’auraient pas à rester dans les parages encore longtemps. Les réparations sur le bateau devaient être terminées depuis le temps et ils n’auraient qu’à charger à bord les provisions avant de reprendre leur route jusqu’au Mexique. Du moins était-ce ce que les trois membres à bord du véhicule croyaient quelques instants seulement avant d’approcher de l’endroit où avait été amarré l’
Amerlin et de constater que le bâtiment n’était plus à quai mais s’éloignait de la côte. Meera arrêta le pick-up tout près du débarcadère. Sa bouche entrouverte et sa brève immobilité laissèrent aisément paraître son incrédulité même si ses yeux encore écarquillés sous le choc étaient eux dissimulés derrière de grosses lunettes de soleil.
« Je ne peux pas le croire. Je ne peux pas le croire… », ne cessait de répéter Sanchez avant de sortir précipitamment du véhicule et de s’élancer d’un pas furieux au bord du quai tout en laissant s’échapper une pléthore d'insultes en espagnol en direction du navire qui s’éloignait à l’horizon. Abby s’approcha elle aussi à sa suite avant de stopper, laissant s’échapper un petit cri étranglé qui attira l’attention de ses deux compagnons.
« Dale ! », s’exclama-t-elle avant de se jeter sur le corps sans vie qui baignait dans une boue noirâtre de kérosène, de terre et de sang mélangés.
« Non ! Non ! », secouant l’homme comme s’il allait pouvoir revenir à la vie, ce qui malheureusement risquait d’être effectivement le cas comme remarqua la jeune indienne puisque ses blessures fatales étaient à la poitrine mais son crâne était lui intact.
Regardant autour d’elle à la recherche du moindre indice qui aurait pu expliquer ce qui avait bien pu se passer ici, Meera remarqua par la présence d’un véhicule un peu plus bas qui n’était pas là quand ils étaient partis. Les choses commençaient à se mettre en place dans sa tête lorsqu’elle entendit un bruit suspect près du canal. Elle sortit son arme et s’avança dans cette direction avec précaution. Là, près des rares navires de tourisme amarrés dans ce port, à présent inutilisables à en juger l’état dans lequel ils se trouvaient, quelqu’un s’agitait dans l’eau trouble et sale, quelqu’un qui ne savait visiblement pas nager à en juger les moments désordonnés qu’il faisait pour tenter de rester à la surface.
« Aidez-moi ! Il y a quelqu’un dans l’eau ! », s’exclama la jeune femme.
Après avoir rangé son arme, Meera sauta lestement sur le bateau le plus proche et se précipita vers la bouée de secours, dépliant la corde de celle-ci avant de l’envoyer en direction de la personne. Elle soupira de soulagement lorsqu’elle vit une main fébrile se saisir de la bouée orange et tira sur la corde pour ramener le survivant vers elle. Heureusement, Sanchez l’avait suivi et put ainsi repêcher d’un seul bras musclé le jeune homme frissonnant avant de le jeter sans ménagement sur le pont à moitié immergé du bateau. L’indienne ne lui laissa pas plus le temps de reprendre ses esprits car à peine était-il sorti de l’eau qu’elle avait de nouveau sorti son arme et retirait la sécurité d’un clic menaçant, indiquant ainsi qu'elle était prête à faire feu au moindre signe d'entourloupe.
« Maintenant, parle. Que s’est-il passé ici ? », lui demanda-t-elle froidement.