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Ali n'allait pas s'en sortir.
Son dos lui faisait terriblement mal dans cette position, allongé de tout son long sur un carrelage froid, glacial avec l'humidité environnante qui en bonne partenaire de la poussière, semblait refermer une main fantomatique sur sa gorge. Maudites allergies.
Armé d'une lampe frontale, le trentenaire jeta un regard exaspéré au réseau de tuyau qui s'étendait au-dessus de sa tête ; il ne voyait aucun moyen de sortir de cette affaire sans qu'elle ne lui tombe dessus, créature affamée de sa chair.
Tentant de se contorsionner comme l'aurait fait un chat, il n'arriva même pas à rentrer un genou dans son repère sombre et sans échappatoire et son élan félin se termina en état larvaire. Au même moment, les pas finirent par retentirent, indubitablement. Ali, qui au fond de sa demi-cachette (car seul son tronc jusqu'à sa tête était protégé) finit par pousser un soupir, résigné à devoir subir les élans carnassiers de sa cliente.
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Tout se passe bien ? Minauda une voix aux intonations si mielleuses que tout son corps fût parcouru d'un frisson.
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Ouais, disons que votre plomberie ne date pas d'hier.
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Mmh, vous êtes un homme si fort, je suis sûre que vous pourrez me déboucher tout ça.
Et autre chose murmura t-il avec un sourire grivois dont seul le siphon d'un épouvantable évier fût témoin.
Ali, trente-cinq ans en ce début de décembre, était plombier. Un métier honorable mais dans lequel l'épanouissement n'était pas le but car il était un homme sans grande ambition qui préférait une paye juste entant que propre patron de son entreprise solitaire. Si l'accumulation des années le laissait généralement indifférent, quelques poils gris sur sa moustache trouvés pas plus tôt que ce matin même, avaient suffit à insuffler en lui le doute sur une potentielle crise de la quarantaine, cinq ans dans le futur, toujours en décembre. Il ne l'aimait pas ce mois, car de toute sa vie, ce mois l'avait suivi dans le malheur comme un coyote à la trace d'une carcasse toute fraîche. Toutes les mauvaises choses que la vie peut vous apporter, Décembre était là ; comme le jour de l'abandon de sa mère en orphelinat à l'âge de cinq ans, sa condamnation pour braquage à main armée dans une petite épicerie à Tulsa à l'âge de dix-huit ans (condamnation qui lui a valu deux ans de prison ferme pour la maudite somme de dix dollars, le nombre est ici ironiquement risible), sa rencontre avec une femme fatale et mère de son enfant âgé à l'époque de six mois. Un simple matin, Miranda s'était volatilisée avec son épargne et sa voiture. Aucun mot ne fût prononcé et cela depuis quatorze ans.
Ainsi Ali en avait fait une superstition personnelle ; ne jamais rien prévoir durant ces quatre semaines marquées en noir, même Noël n'échappait pas l'exception. Il préférait le fêter le mois suivant avec sa fille qui de sa grande âme, acceptait ce décalage sans broncher.
Alors qu'Ali s'attaquait à grand coup de clef sur un écrou capricieux, un frôlement étrange sur sa cheville gauche attira son attention ; il redressa la tête, menton sur le torse et les sourcils hauts. Ce qu'il avait pris – espérait- pour un simple contact avec le chat de sa cliente , n'était autre que sa cliente elle même. Précisément son pied armé de hauts talons, qui dans un va-et-viens langoureux, soutenait une longue jambe parée d'un collant noir transparent. Le reste s'arrêtait à l'encadrement de son repère sombre et c'est sans scrupule qu'il se tordit le cou à s'en donner un torticolis pour apercevoir la jambe voisine, tout aussi bien vêtue. Après cette brève observation, c'est une moue dubitative qui peint son visage ; il avait vu mieux. N'aurait-elle été mariée et mère de deux enfants, qu'Ali n'aurait pas rechigné la besogne car longtemps n'avait-il pas reçu la compagnie d'une femme mais, elle et son mari était de trop bons clients – on sait pourquoi - et sa voix avait quelque chose de très désagréable.
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J'ai bientôt terminé, votre évier ne devrait plus vous poser de problème , lança t-il d'une voix impassible.
Mais sa voix fût masqué par le grésillement d'une radio et après quelques secondes durant lesquelles musiques et voix décousues se mélangèrent, la fréquence se stabilisa :
«...Une nouvelle agression dans le Tennessee, a été reportée pas plus tard que ce matin, dans la petite ville de Oak Ridge une jeune adolescente de quatorze ans se serait jetée sur un passant, une affaire qui rappelle sans aucun doute possible celle d'Alabama...Brzrbr.. une quarantaine de personne aux urgences pour une fièvre inexpliquée, on aurait peut-être affaire à une épidémie virale, .les na-...Brbrzb.. Un déploiement inquiétant des forces armées à Alberta et dans tout l'Alabama inquiètent les citoyens, aucune déclaration du Président.. Brzbrr »
Un soufflement irrité indiqua que Madame Miller – tel était son nom – était comme Ali, fatiguée d'entendre les nouvelles sinistres du pays. Bien cinq minutes s'écoulèrent avant que la voix sauvage de Janis Joplin chasse les médias et emplisse la cuisine. Au même moment, Ali sortait de sous l'évier en dépoussiérant son jean. Avec ses cheveux d'un blond cendré retenu en chignon dépareillé, sa barbe et sa moustache de la même couleur, Ali ressemblait à un véritable vagabond et les salissures noires sur son jean et son t-shirt d'un bleu sombre n’encourageait pas son image d'homme respectable .
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Eh bien vous avez fait vite, un peu de café pour récompenser vos efforts ou.. voulez-vous autre chose ? Lança l'effrontée femme mariée avec un sous-entendu à peine voilé.
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Cinquante dollars, sans sucre. Rétorqua t-il avec une moue faussement amusé.
Si les collants noirs et les talons aiguilles étaient provocateurs, le décolleté de madame Miller aurait pu accueillir plus de monde au balcon que le Michigan Stadium. Les yeux d'Ali semblèrent s'y perdre une seconde de trop. Une seconde qu'elle ne loupa.
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Vous savez, il se pourrait bien que j'ai encore besoin de vos services.. Demain soir si vous êtes disponible, je crois que ma salle de bain à l'étage a..Ali avait cessé d'écouter et s'affairer à ranger ses outils dans sa mallette. Il avait ce don, bien qu'irritant, de se renfermer dans une bulle imperméable (le plus souvent volontaire) et d'extraire toutes données sonores considérées comme parasites. Madame Miller n'avait donc aucune chance, cela jusqu'à qu'elle demande soudainement qui était la jeune fille devant son jardin.
Intrigué, Ali se retourna et voyant sa cliente regarder par la fenêtre de sa cuisine, s'approcha pour regarder à son tour.
Elle se tenait là, à demi-assise sur un vélo devant le portail. Parée d'un style vestimentaire quoique banale, elle n'en restait pas moins jolie avec ses cheveux d'un noir charbon entourant un visage joliment rond où deux yeux noisettes brillaient avec la malice réservée à la jeunesse. Elle semblait patienter gentiment lorsqu'elle remarqua les quatre paires d'oeil braqués sur elle. Elle n'en fût pas moins surprise et c'est avec un grand sourire qu'elle agita la main.
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C'est ma fille.-
Votre fille ? S'exclama avec étonnement Miller, qui avait perdu toute attitude sensuelle. Ses sourcils froncés dans une moue perplexe, presque mal à l'aise à la limite de l'offense, elle balbutia ;
m...mais... elle est...noire ?Il attendait cette réponse. Non, cette remarque. Car on fait remarquer aux gens ce qu'on a souvent du mal à saisir, comme si une erreur s'était posée là et qu'elle demandait – exigeait - réponse et solution. On met en relief ce qui nous dérange même inconsciemment, se heurtant à la base frontière d'une incompréhension superficielle ou profonde. Ici il était évident que c'était assez profond, un mélange d'étroitesse spirituelle et éducation bâclée. Ali n'aimait pas ce type de remarque. Il n'aimait certainement pas à ce qu'on mette un point d'honneur à la différence qui sépare sa fille de lui, surtout accompagné d'un telle expression faciale.
Se grattant l'arrière de la tête, un tic plus que révélateur, il planta soudainement son regard dans celui de sa cliente. Dans les yeux d'Ali coulait un bleu profond, captivant et déroutant à la fois. Les joues de son interlocutrice prirent soudent une couleur cramoisie et tendit qu'elle tournait la tête pour se soustraire à cette intensité nouvelle mais indéchiffrable, Ali la rattrapa doucement par le menton et ce simple contact sembla la ramollir, devenue patin et lui marionnettiste.
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Vous savez, Maureen...Je peux vous appeler Maureen ?-
Ou..oui..Je vous en prie ! -
Hum, depuis que je suis rentré, je sens comme une étrange senteur.. lança t-il en rapprochant son nez de sa nuque tout en prenant une profonde inspiration. Maureen avait déjà la chair de poule et le rouge de ses joues s'était répandu jusqu'aux oreilles.
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Oh vous avez remarqué mon...mon nouveau parfum ? Il m'a coûté cher mais j'avais des bons de rédu-
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Non, non coupa t-il
je sens quelque chose de plus fort.. Je sens.. -
Oui répondait-elle faiblement comme un râle d'une amante conquise, les yeux à demi-clos. Et c'est à un ce moment qu'il figea son regard acéré dans ses prunelles et lâcha d'un ton glacial :
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La ménopause. -
La...Quoi ?!Ali s'était déjà redressé et c'est avec un sourire vicelard qu'il attrapait sa mallette et enfilait sa veste.
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La ménopause Maureen, vous avez définitivement trop forcer sur les haricots ce midi.
Il n'attendit pas la suite que déjà il refermait la porte d'entrée et remontait le col de sa veste en passant le portail. Il en était sûr, il venait de perdre une bonne cliente et une potentielle amante.
Le tintement distinct d'une sonnette à vélo annonça que sa fille venait de le rejoindre. Ali posa un regard attendrissant sur cette pré-adolescente, sa peau mate de métis captait les rayons du soleil avec intensité mettant en valeur ses grands yeux et son sourire beaucoup trop ravageur pour une aussi jeune demoiselle. Elle était le portrait craché de sa mère mais avait hérité du caractère de son père – sa plus grande fierté – et plus les jours passaient plus il se rendait compte à quel point elle était unique.
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Tu n'es pas censée être en cours toi ? Lança t-il en premier en lui gratifiant d'une tape sur la tête.
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Non, monsieur Filed était malade, apparemment il a attrapé cette fièvre dont tout le monde parle.. beaucoup de monde au lycée l'ont attrapé aussi ou un membre de leur famille..-
Ah. Elle s'attendait peut-être à une meilleure réponse compte tenu de tout les événements inquiétants mais Ali n'était pas d'humeur à discutailler et son instinct paternel lui soufflait d'épargner sa jeune fille de tels maux. Elle sembla saisir le message car elle n'insista pas et se contenta de pédaler doucement à ses côtés.
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Ce moment d'une banalité ordinaire, cette promenade du retour au foyer avec sa fille sous un soleil d'hiver, est sûrement à l'heure actuel, le souvenir le plus précieux qu'Ali garde dans son esprit devenu torturé par la survie. La suite des événements ne se racontent pas, elle se vit.